Éléments d’introduction à une hantologie de la thèse
« Haunting, then, can be construed as a failed mourning. It is about refusing to give up the ghost or – and this can sometimes amount to the same thing – the refusal of the ghost to give up on us. The spectre will not allow us to settle into/for the mediocre satisfactions one can glean in a world governed by capitalist realism. »
M. Fischer, Ghosts of my Life
Dans son recueil d’essais Ghosts of my life (Zero Books, 2014), le philosophe britannique Mark Fischer notait l’étymologie ambivalente du terme « hanter » en langue anglaise :
« Le mot ‘hanter’ (haunt) et toutes ses dérivations est peut-être le mot anglais le plus proche de l’allemand ‘unheimlich’, dont les connotations polysémiques et étymologiques font écho à ce qu’en a révélé de façon si assidue et reconnue, Freud, dans son essai ‘L’Inquiétante étrangeté’ ». De la même manière que l’usage allemand autorise le familier (das Heimliche) à se changer en son opposé, l’inquiétant (das Unheimliche), ‘hanter’ signifie à la fois lieu de résidence, la scène domestique et ce qui l’envahit et le trouble. »
L’observation peut être transposée au français. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française, nous indique que hanter, « représente, d’abord en Normandie, un emprunt (XIIe s.) à l’ancien scandinave heimta « conduire à la maison », dérivé de heim « maison » ». Il renvoie tout d’abord, et jusqu’au XVIIIe siècle, l’action de fréquenter régulièrement un lieu, toutefois cet usage vieillit et subit au XIXe siècle, l’influence de l’anglais « par l’intermédiaire des romans fantastiques », influence d’autant plus facilitée par son origine lointaine dans l’ancien français et le normand : hanté « fréquenté par les spectres », hant « fantôme ».
Hanter nous renvoie, donc, tout à la fois à la domesticité, la familiarité, le fait de résider quelque part, et à la présence inquiétante de l’esprit qui rôde, qui occupe un lieu, dont on départit mal s’il lui appartient ou s’il en est un squatteur désagréable.
Cette ambivalence peut, déjà, remuer quelques préjugés sur l’activité scientifique tranquille que serait la recherche. La thèse peut se prétendre un travail rationnel, d’occupation d’un champ de connaissance, de recueil d’archives, d’exploration d’un lieu peu à peu construit par le chercheur, d’abord inconnu et indomptable, progressivement domestiqué, rendu plus confortable et familier. De cette façon, le chercheur peut avoir l’impression en dressant un plan, des fortifications, d’avoir une nette connaissance des sources du sujet, en somme, de l’habiter. Mais s’il habite ce sujet et que son manuscrit en est comme l’itinéraire et la carte, le chercheur n’est-il pas en proie en retour à être habité par celui-ci ?
Durant l’hiver 2021, je lisais quelques monographies sur la National Recovery Administration, une agence administrative créée par Roosevelt au seuil du New Deal, pour relancer l’économie, par le biais d’une politique de codification des mœurs économiques, afin d’exclure toute concurrence « tranche-gorge » (cut-throat competition). À sa tête, Hugh S. Johnson, dont la large silhouette, les traits burinés, les explosions effrayantes et la mélancolie brûlante se déployaient à mesure que je tournais les pages. Ce qui fut d’abord une étude prétendument détachée de l’évolution du droit constitutionnel par gros temps de réforme sociale, prit des tons plus sinistres.
Je dois bien avouer que par les nuits de décembre, après des journées à avoir parcouru les couloirs de la NRA, puant le cigare froid et la sueur suintant de la frénésie de l’été 1933, j’entendais cette fois dans ma chambre, rendue à l’obscurité, l’écho des cris et des larmes de Hugh S. Johnson. Déambulant dans les pièces de ma demeure, tournant dans mon lit, je sentais à mes côtés, sa présence lourde et intimidante, le sanglot plein de rage de l’ancien Provost Marshall devenu le directeur d’une armée en déroute, agonisant les vermines bureaucrates de Washington et les patrons égoïstes de New York et Chicago. Il était comme revenu au présent, le minotaure échappé du labyrinthe auquel l’histoire l’avait abandonné, dont il ne restait à la postérité qu’une couverture du Times le sacrant homme d’une année : 1933 – laissant entier et stagnant dans la fumée opaque du tabac brun, le mystère de sa vie, s’il était un véritable allié, quoique surprenant, de Roosevelt, un idiot utile des corporatistes ou un fou-dingue, crypto-fasciste et illusionné par ses rêves de grandeur. Je dois bien dire que jusqu’à aujourd’hui, je suis encore hanté par la figure de Hugh. L’ayant extrait des pages dans lesquelles il était capturé, ses interviews, ses déclarations, ses anecdotes qui saignèrent de son expérience désastreuse à la tête de la première agence administrative économique nationale aux États-Unis, pour venir s’imprimer dans des ouvrages à la qualité testamentaire comme The Failure of the NRA de Bernard Bellush.
Au moment même où je pensais tirer le bilan de la National Recovery Administration, déposer la dalle sur la tombe de Johnson et en finir avec l’héritage fugace du gouvernement industriel aux Etats-Unis, je déverrouillais un talisman qui n’allait cesser de me tourmenter. C’est comme si fermant le livre, j’en ouvrais un autre, profond en moi, et qu’ayant écrit le dernier mot de ma recherche, terminé l’écriture, j’en appelais à l’oralité envoûtante d’un fantôme qui n’allait que me causer des ennuis.
Sans doute, ici, une forte dose de subjectivité s’exprime. L’auteur de ces lignes a toujours choisi ses sujets de recherche parmi les « défaits de l’histoire », les morceaux moqués et jugés bizarres de l’histoire du droit, que ce fussent les puritains de Nouvelle-Angleterre ou les corporatistes zélés du premier New Deal. Pour moi, en effet, faire l’histoire du droit signifiait la conjurer, évoquer et exposer ces traces du passé qui n’ont jamais été digérées, refoulées parce que considérées vaincues mais dont les effets se font sentir jusqu’à nous. Cette image de la conjuration, comme une façon d’écarter les fantômes, devait certainement se retourner contre moi. On n’évoque pas en vain un spectre, et je devais rapidement comprendre qu’en libérant les esprits de leurs ouvrages dans lesquels ils étaient piégés, malheureux, je ne les soulageais pas, fût-il au moyen de l’écriture, mais je les attachais à moi, dès lors, ils m’accompagnaient, projeté dans l’intervalle entre leur passé et mon présent, deux dimensions qui perdent d’ailleurs de leur sens avec l’approfondissement de l’étude historique.
Toutefois, il est possible de penser, qu’une fois éventées les effluves d’encens et rangées les tables tournantes, cette affaire pourrait prendre une portée un peu plus universelle pour les chercheurs de tous poils.
Que le lecteur se rassure. L’auteur de ces lignes – qui est bien plus intelligent et rationnel que tous ses ancêtres sots qui se sont obstinés à vivre dans des époques si obscures et ignorantes – ne croit pas aux ectoplasmes flottant dans l’atmosphère, aux chaînes secoués dans quelques châteaux d’Écosse ou aux feux follets qui dansent sur les cénotaphes, telles que dut les apercevoir, en son temps, un amateur de cimetière comme Maurice Hauriou. Ce que j’entends par fantôme est la force qu’exerce sur notre propre esprit, force incontrôlable et expressive, le lieu que nous voulons habiter ou le champ que nous essayons d’étudier. Ces traces du passé, cette mémoire qu’agitent les archives, nous ne pouvons impunément les sillonner et les baliser sans qu’en retour elles nous parcourent et nous pénètrent. Nous pouvons prétendre avoir commencé de comprendre un personnage comme Albert Dicey, mais une part de mystère et d’indissoluble intranquillité de la mémoire revient nous hanter continuellement.
Dans son ouvrage sur l’Histoire des maisons hantées (Talandier, 2011), Stéphanie Augier nous rappelle les origines toutes séculières de la passion du XIXe siècle pour les fantômes. Ces spectres qui hantèrent les châteaux de la vieille noblesse furent l’expression métaphorique de la mémoire douloureuse et jamais apaisée de la Révolution française, laissant derrière les ruines d’un ordre ancien jamais réconcilié avec les aspirations de la modernité politique. Le fantôme est ainsi, pour le moderne, le symbole de ce que la mémoire n’est jamais stabilisée, ni neutralisée, ni résolue. Les traces et les archives, les ouvrages et les significations du passé remontent jusqu’à nous, les contemporains, jusqu’à ce lieu que nous pensions habiter de façon souveraine et neuve, ce lieu, qui en réalité, est aussi occupée par tout le palimpseste de l’histoire, suitant des murs.
La question de la hantise pose bien sûr celle de la co-habitation. Comment habiter ensemble ce même lieu, entre vivants et fantômes, entre le chercheur et son objet de recherche ? Faut-il chasser les fantômes, les ignorer et purifier la maison hantée par force sortilèges ? Quelle serait cette trouble sérénité dans laquelle le chercheur ferait taire les voix tout en ayant une claire conscience que les rôdeurs sont toujours là, sous le plancher ? Comme l’écrit Mark Fischer, quel serait ce lieu sans vie, sans son double fond fantômatique, dès lors que « home is where the haunt is » ? Habiter un lieu et donc un champ de recherche supposerait au contraire, une vertu d’hospitalité, d’accueillir, comme vous êtes accueillis, ces esprits qui y reposent.
Personnellement, j’ai appris, à la longue, à tolérer et aimer ces apparitions. Je sens en moi, me traverser de leur transparente épaisseur, les revenants des archives et des lectures. J’aime encore aujourd’hui, me confronter à eux, à ce que peut révéler l’écart de cette présence absente, de ce que mon imaginaire d’aujourd’hui me donne à voir des figures du passé qui se tiennent par dessus mon épaule. N’est-il pas là une voie d’humilité et de joie pour le chercheur que de découvrir qu’en ce lieu dans lequel nous pensions être dominus, nous ne sommes que locataire ? Ces fantômes, en tous les cas, nous enseignent qu’aucune mémoire n’est un tombeau, mais un faisceau d’où jaillissent, sans cesse, des figures nouvelles qui viennent garnir le présent et nous inviter à la danse macabre.